Théâtre et éducation : Sisyphe est mon cousin !

2005/2025. Vingt ans ! Vingt ans qu’un jeune journaliste venait me trouver pour me demander d’écrire le premier livre d’une maison d’édition qu’il entendait créer. Vingt ans que fut publié, aux excellentes éditions de l’Attribut, « Nos enfants ont-ils droit à l‘art et à la culture ? (Manifeste pour une politique de l’éducation artistique et culturelle.) » Vingt ans que ce livre, suivi de plusieurs autres, d’auteurs talentueux, affirmait l’importance de la pratique artistique, notamment théâtrale, dans l’éducation.
En vérité, cela ne fait pas vingt ans mais… cinquante, pour ce qui me concerne.
Plus de cinquante années en effet que ce thème m’occupe, m’enthousiasme… et me désespère. Plus de cinquante ans que le combat pour une présence de l’art en général et du théâtre en particulier, au sein du milieu scolaire, est mené par nombre d’enseignants et d’acteurs culturels engagés. Au fil de ces années, notre génération a inventé : les ateliers théâtre en milieu scolaire, les jumelages entre établissements scolaires et culturels, les classes à projet artistique et culturel, les options théâtre en lycée, les rencontres théâtrales régionales, le partenariat entre artistes et enseignants, les formations croisées, les stages, les universités d’été, les outils pédagogiques, la vie associative locale et nationale, une association internationale… J’en passe ! Nous avons publié un nombre considérable d’articles, de tribunes, de livres. Nous avons participé à d’innombrables colloques, stages et séminaires. Certains ministres ont établi des plans, des dispositifs, des priorités. Certains élus locaux ont appuyé ces initiatives. Et pourtant ! Rien de tout cela n’est inscrit définitivement dans notre système scolaire. Le théâtre n’en finit pas de frapper à la porte de l’Éducation ! Aujourd’hui les activités théâtrales à l’école sont en grand danger.
Une tribune collective publiée dans Le Monde (daté du vendredi 5 décembre 2025) vient de le rappeler. « Budgets réduits, gestion erratique du pass Culture, coupes drastiques des financements aux associations régionales de théâtre/éducation, menaces sur les options théâtre en lycée, absence de soutien aux ateliers théâtre, réduction des sorties au théâtre avec les élèves, mise en suspens des outils pédagogiques, abandon des formations conjointes entre artistes et enseignants…Tous ces reculs conjugués démoralisent de nombreux partenaires artistes et enseignants, et privent des milliers d’élèves de formes de transmission coopératives et dynamiques. Celles qui permettent d’apprendre collectivement, de façon active et vivante, en reliant passé et présent, art et savoir…
… Dans l’immédiat, un nombre considérable d’actions prévues cette année disparaîtront si rien n’est fait pour modifier l’orientation budgétaire actuelle, catastrophique tant au plan national qu’au niveau des collectivités. Nous demandons donc aux ministères de la Culture et de l’Éducation nationale et aux collectivités territoriales que soient au moins maintenus les financements pour tout ce qui existe en matière de théâtre dans l’éducation. Cela conformément à la Charte initiée par le Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle en 2016… »
Cette alerte a rencontré, c’est heureux, l’approbation de très nombreux artistes, éducateurs, personnalités, dont la plupart savent de quoi ils parlent puisqu’ils ont eux-mêmes vécus, fait vivre ou vivent encore, des aventures de ce type. Ils savent combien une activité théâtrale bien conçue peut contribuer, souvent de manière déterminante, à la construction d’un individu et à la cohésion d’un groupe. Mais pourquoi faut-il en permanence redire les bienfaits de ces pratiques, connus depuis des siècles ! Pourquoi les décideurs sacrifient-ils les modestes crédits consacrés à ces activités sur l’hôtel de leur indifférence ? Pourquoi le Président de la République lui-même affirme-t-il que « le théâtre devrait être un passage obligé au collège » (lui qui a épousé son enseignante en théâtre !) sans que ses propos n’induisent le moindre effet ? Sans doute, parce que les forces réactionnaires sont encore et toujours à l’œuvre ! Qui considèrent le théâtre au mieux comme une activité ludique sans intérêt, au pire comme dévoyée ? À moins qu’ils ne craignent les effets constatés sur les élèves : libre prise de parole, expression personnelle, solidarité dans les groupes, émancipation, empathie envers l’Autre, le partenaire, l’étranger… Démocratie, citoyenneté, solidarité, poésie, autant d’éléments dangereux ? Au-delà du théâtre lui-même, c’est toute la pédagogie induite par cette activité qui est mise en cause. Plus d’un siècle que les pédagogies nouvelles ont été proposées, pédagogies ouvertes, pédagogies de projet qui appellent l’investissement des élèves et des enseignants, en partenariat avec des intervenants extérieurs. Mais non ! Il suffirait de donner un peu d’argent, le célèbre pass Culture, pour que tout soit résolu, disent-ils. Les intervenants artistiques : le pass Culture ! Les formations : le pass Culture ! Les sorties au théâtre : le pass Culture ! J’en passe (Culture !) Tel « le poumon » de Molière, tout est concentré désormais dans ce dispositif qui absorbe les crédits, qui s’avèrent au demeurant trop limités pour satisfaire la demande exponentielle des établissements scolaires. Après avoir gelé les crédits 2025, on n’accorde plus, en moyenne, pour cette fin d’année, que… 2,30 € par élève. De quoi s’acheter un timbre ! À peine ! Face à cette situation désolante, il faut donc désormais tout reprendre à la base. Redire l’importance des activités artistiques dans l’éducation. Réaffirmer les objectifs de transformation du système scolaire trop rigide, trop vertical. Redire la puissance éducative pour la jeunesse d’une expérience théâtrale bien menée. Regrouper les forces associatives. Développer le débat public autour de ces enjeux…
L’ANRAT, (Association nationale de recherche et d’action théâtrale) qui est à l’initiative de cette alerte publique, proposera prochainement à tous les lieux culturels de faire connaître à leurs publics la réalité de ces difficultés et la nécessité d’une mobilisation. Cela me rappelle la situation que nous avions connue dans les années 80 du siècle dernier. Tel Sisyphe, il nous faut remonter le rocher ! Sisyphe est mon cousin !
Jean-Gabriel Carasso
Auteur, réalisateur, directeur de l’Oizeau rare.


