Les conseils de lecture d’Emmanuel Wallon

Puisque les majors de l’IA étendent leur toile sur la planète et ses alentours, il est logique et salutaire que les artistes la soumettent à leur regard affûté, en usant de tous les moyens à leur disposition, sans oublier les outils que leur procurent ces mêmes machines. Pour qui n’a pu la visiter, le catalogue de l’exposition présentée au Jeu de Paume, à Paris (11 avril – 21 septembre 2025) donnera un large aperçu des réalisations critiques, parfois ludiques, souvent impressionnantes, dans lesquelles des plasticien·nes, vidéastes, musicien·nes, écrivain·es de tous pays dévoilent les processus à l’œuvre dans la collecte et le traitement des données, l’entrainement des ordinateurs, la génération des réponses que les chatbots apportent aux questions des internautes, pendant que d’autres mettent en abime les perspectives langagières, visuelles, auditives et cognitives démultipliées par l’IA. On y trouvera aussi des textes d’analyse savante et de nombreuses ressources livresques pour prolonger l’exploration de ces nouvelles virtualités.
Antonio Somaini (sous la direction de), Le monde selon l’IA. Catalogue de l’exposition présentée au Jeu de Paume (Paris, 11 avril – 21 septembre 2025), Paris, JBE Books/Jeu de Paume, 2025, 304 p., 39 €.
https://jeudepaume.org/evenement/exposition-le-monde-selon-ia
https://www.librairiejeudepaume.org/list-172183/le-monde-selon-l-ia-les-artistes
Après cette plongée dans les artifices numériques, il faudra reprendre son souffle, tendre l’oreille, ouvrir l’œil, restituer ses droits au toucher et se faire hospitalier à la présence de l’autre. Si le théâtre a cette vertu de ne pas se laisser aisément codifier, celui du Radeau, dont les ultimes créations Item et Par autan ont encore palpité cet été, lors du Festival d’Avignon, reste des plus rétifs à la dématérialisation, malgré la mort de son metteur en scène François Tanguy, le 7 décembre 2022. L’intense actrice Laurence Chable, fondatrice de la compagnie et directrice artistique de la Fonderie, ce « lieu de création, de travail, de rencontre, de mélange, d’expérience… » que les comédien·nes et leurs complices ont aménagé au Mans pour y accueillir résidences, performances, ateliers, concerts, débats et partages en tous genres, restitue avec une délicatesse précise et exigence les entrelacements d’une pratique et d’une pensée toujours en alerte.
Laurence Chable, La voix sur l’épaule. Dans les passées de François Tanguy, Conversation avec Olivier Neveux, Montreuil, Éditons théâtrales, coll. « Méthodes-Entretiens », 2024, 154 p. 20, 20 €.
Francois Tanguy, né en 1958, avait pris durant les guerres en ex-Yougoslavie, dans les années 1990, une part très active à la défense de la démocratie et des principes d’une citoyenneté multiethnique en Bosnie-Herzégovine. Engagé dans l’association « Sarajevo, capitale culturelle de l’Europe », il s’est rendu plusieurs fois dans la capitale assiégée par les nationalistes serbes et fut l’un des artistes qui menèrent une grève de la faim à la Cartoucherie de Vincennes pour protester contre le massacre des Musulmans de Srebrenica, à l’été 1995. Il pratiquait aussi la musique et le dessin, les compositions florales, les lectures philosophiques et l’art de vous serrer dans les bras. C’est le moment de se pencher par-dessus son épaule pour découvrir les croquis qu’il jetait sur le papier, en dialogue constant avec son travail dramaturgique et scénographique. La collection « Papiers » d’Actes Sud en a réuni une soixantaine avec le concours d’Anne Baudoux et Laurence Chable, accompagnés d’une belle préface de la philosophe Marie-José Mondzain.
Francois Tanguy, Trait, Arles, Actes Sud-Papiers, 2023, 144 pages, 19 €.
https://actes-sud.fr/catalogue/theatre-arts-du-spectacle/trait
Entre la tragédie et la guerre, les liens se sont noués dès l’origine, dans la Grèce antique. Entre le théâtre et la politique, c’est aussi une longue histoire de représentation. Quoi de mieux, pour saisir la polysémie de ce terme et pour comprendre les rapports étroits entre le gouvernement des hommes et des femmes, d’une part, et celui des formes et des discours, d’autre part, que de remonter aux sources premières de la science politique, dans la Renaissance florentine ? Deux spécialistes de la langue de Dante et de l’histoire de la cité, traducteurs de Machiavel, Guicciardini, Campanella et Savonarole, y sont revenus dans deux maîtres ouvrages qui se liraient comme des romans, si les aventures de ces érudits entrés dans la mêlée des pouvoirs n’étaient aussi lestées de réflexions d’une haute actualité sur le maniement des arts et de « l’arme de la parole ».
Jean-Louis Fournel et Jean-Claude-Zancarini, Machiavel, Une vie en guerres, Paris, Passés composés, 2020, rééd. poche : Paris, Alpha, coll. « Histoire », 2022, 621 p., 12 €.
https://passes-composes.com/book/258
Jean-Louis Fournel et Jean-Claude-Zancarini, Savonarole. L’arme de la parole, Paris, Passés composés, 2024, 456 p., 24 €, numérique 16 €.
https://passes-composes.com/book/414
La guerre restant – et à quel point ! – une réalité contemporaine, on ne s’étonnera pas de retrouver l’un des co-auteurs dans un passionnant ouvrage collectif issu d’un colloque franco-ukrainien, dont le titre affiche clairement le projet.
Pierre Bayard, Jean-Louis Fournel, Constantin Sigov, Comment parler de l’Ukraine en guerre ? Informer, raconter, résister, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2025, 199 p., 19 €, numérique 13,99 €.
Ce volume fera une pertinente introduction, ou un prolongement éclairant, à la vision en salle de deux films sortis en ce mois d’octobre, qui documentent cette guerre à travers deux optiques apparemment opposées.
D’un côté, dans À 2 000 mètres d’Andriïvka, Mstyslav Chernov, auteur de 20 jours à Marioupol (2024, oscar du meilleur documentaire), plonge au plus près du front, en plein cauchemar, en collant aux corps et aux casques des soldats d’une brigade qui tente de reconquérir un village occupé par les forces russes. Ses prises de vue alternent avec les images fournies par les caméras GoPro des combattants et par les drones survolant le champ miné de la bataille. De l’autre côté, L’Invasion, réalisé par Sergueï Loznitsa (Atoms & Void, Ukraine, avec Arte France Cinéma, 2024, 145 mn, présenté au Festival Cannes en 2024), se tient délibérément à l’arrière de la ligne de confrontation, pour scruter sans commentaire le quotidien d’une société travaillée au plus profond par la mort, la destruction, le péril, mais aussi animée par l’esprit de résistance. Sans doute la perception de ce que les ravages de cette guerre provoquée par le Kremlin produisent dans notre humanité ne peut-elle s’exercer lucidement que dans le va-et vient entre ces deux pôles.
L’Invasion, de Sergueï Loznitsa (Atoms & Void, Ukraine et Pays-Bas, avec Arte France Cinéma, 2024, 145 mn, distribution Potemkine Films).
À 2 000 mètres d’Andriïvka, de Mstyslav Chernov (Fontline, Ukraine, 2025, 107 mn, distribution PBS).
https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/75387_0
