Les conseils de lecture d’Emmanuel Wallon
« Le monde selon l’IA. Catalogue de l’exposition présentée au Jeu de Paume » de Antonio Somaini
Puisque les majors de l’IA étendent leur influence sur la planète et au-delà, il est logique et salutaire que les artistes les observent attentivement. Ils utilisent tous les moyens à leur disposition, y compris les outils fournis par ces mêmes machines.
Pour celles et ceux qui n’ont pas pu visiter l’exposition, le catalogue présenté au Jeu de Paume, à Paris, offre un large aperçu des réalisations. L’exposition a lieu du 11 avril au 21 septembre 2025.
On y découvre des œuvres critiques, parfois ludiques, souvent impressionnantes. Plasticien·nes, vidéastes, musicien·nes et écrivain·es de tous pays y dévoilent les processus de collecte et de traitement des données. Ils montrent l’entraînement des ordinateurs et la génération des réponses que les chatbots fournissent aux internautes.
D’autres artistes explorent les perspectives langagières, visuelles, auditives et cognitives démultipliées par l’IA. Le catalogue comprend également des textes d’analyse savante. Il propose de nombreuses ressources livresques pour prolonger l’exploration de ces nouvelles virtualités.
Antonio Somaini (sous la direction de), Le monde selon l’IA. Catalogue de l’exposition présentée au Jeu de Paume (Paris, 11 avril – 21 septembre 2025), Paris, JBE Books/Jeu de Paume, 2025, 304 p., 39 €.
https://jeudepaume.org/evenement/exposition-le-monde-selon-ia
https://www.librairiejeudepaume.org/list-172183/le-monde-selon-l-ia-les-artistes
« La voix sur l’épaule. Dans les passées de François Tanguy » de Laurence Chable
Après cette plongée dans les artifices numériques, il faut reprendre son souffle. Il faut tendre l’oreille, ouvrir l’œil, retrouver le toucher et accueillir la présence de l’autre.
Le théâtre possède cette vertu : il ne se laisse pas facilement codifier. Le Radeau, avec ses dernières créations Item et Par autan, présentées cet été au Festival d’Avignon, reste particulièrement rétif à la dématérialisation. Cela malgré la mort de son metteur en scène, François Tanguy, le 7 décembre 2022. Laurence Chable, actrice intense, fondatrice de la compagnie et directrice artistique de la Fonderie, poursuit le travail. La Fonderie est un « lieu de création, de travail, de rencontre, de mélange, d’expérience… » au Mans. Les comédien·nes et leurs complices y accueillent résidences, performances, ateliers, concerts, débats et partages en tous genres.
Avec délicatesse et précision, Laurence Chable restitue les entrelacements d’une pratique et d’une pensée toujours en alerte.
Laurence Chable, La voix sur l’épaule. Dans les passées de François Tanguy, Conversation avec Olivier Neveux, Montreuil, Éditons théâtrales, coll. « Méthodes-Entretiens », 2024, 154 p. 20, 20 €.
« Trait » de François Tanguy
Francois Tanguy, né en 1958, avait pris durant les guerres en ex-Yougoslavie, dans les années 1990, une part très active à la défense de la démocratie et des principes d’une citoyenneté multiethnique en Bosnie-Herzégovine. Engagé dans l’association « Sarajevo, capitale culturelle de l’Europe », il s’est rendu plusieurs fois dans la capitale assiégée par les nationalistes serbes et fut l’un des artistes qui menèrent une grève de la faim à la Cartoucherie de Vincennes pour protester contre le massacre des Musulmans de Srebrenica, à l’été 1995. Il pratiquait aussi la musique et le dessin, les compositions florales, les lectures philosophiques et l’art de vous serrer dans les bras. C’est le moment de se pencher par-dessus son épaule pour découvrir les croquis qu’il jetait sur le papier, en dialogue constant avec son travail dramaturgique et scénographique. La collection « Papiers » d’Actes Sud en a réuni une soixantaine avec le concours d’Anne Baudoux et Laurence Chable, accompagnés d’une belle préface de la philosophe Marie-José Mondzain.
Francois Tanguy, Trait, Arles, Actes Sud-Papiers, 2023, 144 pages, 19 €.
https://actes-sud.fr/catalogue/theatre-arts-du-spectacle/trait
« Machiavel, une vie en guerres » et « Savonarole, l’arme de la parole » de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini
Entre la tragédie et la guerre, les liens se sont noués dès l’origine, dans la Grèce antique. Entre le théâtre et la politique, c’est aussi une longue histoire de représentation. Quoi de mieux, pour saisir la polysémie de ce terme et pour comprendre les rapports étroits entre le gouvernement des hommes et des femmes, d’une part, et celui des formes et des discours, d’autre part, que de remonter aux sources premières de la science politique, dans la Renaissance florentine ? Deux spécialistes de la langue de Dante et de l’histoire de la cité, traducteurs de Machiavel, Guicciardini, Campanella et Savonarole, y sont revenus dans deux maîtres ouvrages qui se liraient comme des romans, si les aventures de ces érudits entrés dans la mêlée des pouvoirs n’étaient aussi lestées de réflexions d’une haute actualité sur le maniement des arts et de « l’arme de la parole ».
Jean-Louis Fournel et Jean-Claude-Zancarini, Machiavel, Une vie en guerres, Paris, Passés composés, 2020, rééd. poche : Paris, Alpha, coll. « Histoire », 2022, 621 p., 12 €.
https://passes-composes.com/book/258
Jean-Louis Fournel et Jean-Claude-Zancarini, Savonarole. L’arme de la parole, Paris, Passés composés, 2024, 456 p., 24 €, numérique 16 €.
https://passes-composes.com/book/414
« Comment parler de l’Ukraine en guerre ? Informer, raconter, résister » de Pierre Bayard, Jean-Louis Fournel et Constantin Sigov
La guerre restant – et à quel point ! – une réalité contemporaine, on ne s’étonnera pas de retrouver l’un des co-auteurs dans un passionnant ouvrage collectif issu d’un colloque franco-ukrainien, dont le titre affiche clairement le projet.
Pierre Bayard, Jean-Louis Fournel, Constantin Sigov, Comment parler de l’Ukraine en guerre ? Informer, raconter, résister, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2025, 199 p., 19 €, numérique 13,99 €.
« L’invasion » de Sergueï Loznitsa et « À 2000 mètres d’Andriïvka » de Mstyslav Chernov
Ce volume fera une pertinente introduction, ou un prolongement éclairant, à la vision en salle de deux films sortis en ce mois d’octobre, qui documentent cette guerre à travers deux optiques apparemment opposées.
D’un côté, dans À 2 000 mètres d’Andriïvka, Mstyslav Chernov, auteur de 20 jours à Marioupol (2024, oscar du meilleur documentaire), plonge au plus près du front, en plein cauchemar, en collant aux corps et aux casques des soldats d’une brigade qui tente de reconquérir un village occupé par les forces russes. Ses prises de vue alternent avec les images fournies par les caméras GoPro des combattants et par les drones survolant le champ miné de la bataille. De l’autre côté, L’Invasion, réalisé par Sergueï Loznitsa (Atoms & Void, Ukraine, avec Arte France Cinéma, 2024, 145 mn, présenté au Festival Cannes en 2024), se tient délibérément à l’arrière de la ligne de confrontation, pour scruter sans commentaire le quotidien d’une société travaillée au plus profond par la mort, la destruction, le péril, mais aussi animée par l’esprit de résistance. Sans doute la perception de ce que les ravages de cette guerre provoquée par le Kremlin produisent dans notre humanité ne peut-elle s’exercer lucidement que dans le va-et vient entre ces deux pôles.
L’Invasion, de Sergueï Loznitsa (Atoms & Void, Ukraine et Pays-Bas, avec Arte France Cinéma, 2024, 145 mn, distribution Potemkine Films).
À 2 000 mètres d’Andriïvka, de Mstyslav Chernov (Fontline, Ukraine, 2025, 107 mn, distribution PBS).
https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/75387_0

Emmanuel Wallon


