Comment j’achète certains de mes livres ?

En 1935, Raymond Roussel expliquait « Comment j’ai écrit certains de mes livres ? ». Il est temps de conjoindre à ses réflexions un « Comment j’achète certains de mes livres ? » pour les lire, dans des libraires qui ne méritent pas les attaques dont elles font l’objet ces jours-ci.

Mon principe de choix est d’abord une fonction de la nécessité d’éclairer l’état du monde. Ce qui appelle : l’Atlas Feral, Histoires vraies et proliférantes des résistances aux infrastructures humaines (Marseille, Wildproject). Au moment même où se tient le Festival international de géographie de Saint-Dié, il faut effectivement comprendre que le temps des cartes de la conquête du monde est passé, et qu’il est important d’observer les résistances d’un monde devenu féral (du latin feralis, de fera (« bête sauvage »)). Puis l’Introduction à la géopolitique par Cédric Tellenne (Paris, La Découverte), une étude des luttes et des défis de pouvoir entre acteurs politiques, territoires et populations, ouverte sur les possibilités de coopération.

Ce premier moment de choix a été raffiné à partir de travaux portant sur notre situation (française) dans ce monde et ses défis internes. Par exemple, les défis sociaux d’abord, à la traversée desquels se livre le sociologue François Dubet (Le mépris, Émotion collective, passion politique, Paris, Seuil). Il montre que le mépris ronge la démocratie. Qu’il s’agisse du mépris de classe ou du sentiment d’être méprisé par les élites, le mépris implique une mise en évidence des hiérarchies culturelles et symboliques.

Ainsi, une notion devient centrale : celle de conflit. Beaucoup ont affirmé, ces dernières années, que les conflits sociaux et politiques pouvaient être déclassés au profit d’une effective reconnaissance des êtres sociaux : paysans, ouvriers, femmes, transfuges de classes ou de genres, etc. Heureusement, quelques ouvrages n’adhèrent pas à ce discours : Antoine Bernard de Raymond et Sylvain Bordiec éditent une Sociologie des Gilets jaunes (Lormont, Le Bord de l’eau) indispensable ; tandis que Sébastien Broca fait le point sur le capitalisme numérique (les Big Tech) dont on pressent qu’il faut en raconter l’histoire sans tomber sous la dictée des vainqueurs (Pris dans la toile, Paris, Seuil).

Quelques pas encore dans la librairie pour apercevoir des ouvrages dont le thème complète le précédent, celui des cris d’indignation et de dissentiment dans notre société. L’intérêt du livre du sociologue Danilo Martuccelli (L’esprit de la modernité, Paris, Puf) est d’expliquer les manifestations qui décrédibilisent la notion de « modernité » en oubliant qu’elle est le fruit d’un imaginaire de la scission. Elle est traversée par des formes de cri sociaux et politiques qui ont reconfiguré des formes de l’expérience sociale. En ce sens, le cri social serait donc une disposition ayant pour objet la formation de manifestations individuelles ou collectives, sans être pour autant directement politique. Ce cri n’est pas l’effet d’un rapport, il constitue plus exactement le rejet même de tel ou tel rapport, du type de rapport en vigueur à telle époque.

Muni de ces ouvrages, je cherche dans ma librairie des livres ouvrant des portes, donnant présence à des possibilités de transformation. Et je tombe justement sur quelques-uns sollicitant notre capacité à repenser le monde dans lequel nous vivons.

Que l’on passe par des volontés de développer des activités transversales, stratégiques par rapport aux recherches et aux publics, qui reposent sur des systèmes disciplinaires enfin engagés à être réceptifs à d’autres, ainsi qu’aux publics, et soient ancrés dans des dispositifs qui prônent des perspectives diagonales stimulant un rapport dynamique au monde. Comme une métaphore politique ? Pourquoi pas, ainsi que l’explique Tim Ingold (Au contact de l’art, ESAAA Éditions ou Le passé à venir, Paris, Seuil) !

Or sur ce plan, on trouve un ouvrage qui pourrait aider à soutenir l’éducation artistique et culturelle (EAC) contre les velléités de son enrôlement politique. Il s’agit de Lyotard, l’esthétique et les arts (Cahiers critiques de philosophie, N° 30, Paris, Hermann), un travail de présentation de sa manière de chercher à penser l’art hors des ornières de l’esthétique traditionnelle ou de la croyance en une adéquation entre l’image et le réel. Dans les œuvres d’art, explique Lyotard, il y a de l’irréductible par rapport aux catégories interprétatives.

Autant dire que ces derniers ouvrages nous relancent du côté de la politique. En ce point, la republication de La Mésentente de Jacques Rancière (Paris, La Fabrique) nous permet, devant les avatars actuels, de ne pas oublier la différence entre la police, disons la « politique » gouvernementale qui justifie l’état des choses, et « le scandale de la politique », à savoir l’insistance sur le fait que n’importe qui puisse se lever pour donner son avis dans une société.

Christian Ruby, philosophe, www.christianruby.net