Comment j’achète certains de mes livres ? par Christian Ruby

En 1935, Raymond Roussel expliquait « Comment j’ai écrit certains de mes livres ». Aujourd’hui, il est temps d’ajouter : « Comment j’achète certains de mes livres ». Je les lis dans des librairies qui méritent mieux que les critiques récentes.

Je choisis d’abord des livres qui éclairent l’état du monde. C’est ce qui m’a conduit à l’Atlas Feral : Histoires vraies et proliférantes des résistances aux infrastructures humaines (Marseille, Wildproject). Alors que le Festival international de géographie de Saint-Dié se tient, il est important de comprendre que le temps des cartes de conquête est terminé. Il faut observer les résistances dans un monde devenu féral (fera = « bête sauvage »).

Comprendre la situation française

J’ajoute l’Introduction à la géopolitique par Cédric Tellenne (Paris, La Découverte). Ce livre analyse les luttes de pouvoir entre acteurs politiques, territoires et populations. Il ouvre aussi des perspectives de coopération.

Je complète ce premier choix par des travaux sur notre situation française et ses défis internes. Les défis sociaux viennent en priorité. Le sociologue François Dubet, dans Le mépris, Émotion collective, passion politique (Paris, Seuil), montre que le mépris ronge la démocratie. Qu’il s’agisse du mépris de classe ou du sentiment d’être méprisé par les élites, ce phénomène met en évidence les hiérarchies culturelles et symboliques.

Ainsi, une notion devient centrale : le conflit. Beaucoup ont affirmé que les conflits sociaux et politiques pouvaient disparaître au profit d’une reconnaissance des êtres sociaux : paysans, ouvriers, femmes, transfuges de classes ou de genres. Heureusement, certains ouvrages refusent ce discours :

  • Antoine Bernard de Raymond et Sylvain Bordiec éditent une Sociologie des Gilets jaunes (Lormont, Le Bord de l’eau), essentielle pour comprendre ces mouvements.
  • Sébastien Broca fait le point sur le capitalisme numérique dans Pris dans la toile (Paris, Seuil), racontant l’histoire des Big Tech sans se plier au récit des vainqueurs.

Les cris d’indignation et le dissentiment

Je poursuis dans la librairie avec des ouvrages complétant ce thème : les cris d’indignation et de dissentiment dans notre société.

Danilo Martuccelli, dans L’esprit de la modernité (Paris, Puf), explique que certaines manifestations décrédibilisent la notion de « modernité » en oubliant qu’elle repose sur un imaginaire de scission. Ces cris sociaux et politiques reconfigurent notre expérience sociale. Le cri social ne résulte pas directement d’un rapport de pouvoir : il rejette certains rapports, selon l’époque et le contexte.

Repenser le monde

Avec ces ouvrages en main, je cherche dans ma librairie des livres ouvrant des portes, donnant présence à des possibilités de transformation. Je tombe sur des textes qui stimulent notre capacité à repenser le monde.

Tim Ingold, dans Au contact de l’art (ESAAA Éditions) et Le passé à venir (Paris, Seuil), propose de développer des activités transversales et stratégiques, qui favorisent la coopération entre disciplines et avec les publics. Une véritable métaphore politique.

Éducation artistique et critique de l’esthétique

Certains ouvrages soutiennent l’éducation artistique et culturelle (EAC) face aux tentatives de récupération politique.

Lyotard, L’esthétique et les arts (Cahiers critiques de philosophie, N° 30, Paris, Hermann) montre comment penser l’art hors des cadres esthétiques traditionnels. Dans les œuvres, l’irréductible échappe aux catégories interprétatives.

Politique et scandale

Enfin, ces lectures nous ramènent à la politique. La republication de La Mésentente de Jacques Rancière (Paris, La Fabrique) rappelle la distinction entre :

  • La politique gouvernementale (« la police »), qui justifie l’état des choses,
  • Et le scandale de la politique, c’est-à-dire l’insistance sur le fait que chacun puisse s’exprimer et donner son avis dans la société.

Christian Ruby, philosophe, www.christianruby.net